« Déconstruire »

Je me rappelle de discussions pendant l’année du bac où je disais qu’une fois à la fac, tout allait changer. Que les filles seraient plus matures et seraient capables d’apprécier des qualités que je pensais avoir comme la gentillesse et l’intelligence. Arrivé à la fac, rien n’a changé, ou pas vraiment. Logique, les normes sociales restent les mêmes entre le lycée et la fac. Nous grandissons et nous continuons à appliquer les mêmes codes sociaux encore et encore. Nous payons des verres aux filles et nous espérons les avoir en échange, toute la culture nous dit que c’est comme cela que ça fonctionne. Nous ne nous soucions guère de leurs désirs, car nous pensons qu’ils correspondent aux nôtres. Nous nous frottons à elles en boîte parce que c’est comme ça que font les mecs qui chopent. Nous ne parlons pas de nos émotions, c’est un truc de fille et nous ne voudrions ni passer pour des filles ni pour des homos même si nous n’avons rien contre eux. Ne pas trop montrer que l’on en a pas c’est bien vu. Alors on évite d’en avoir. En plus les filles semblent aimer les mecs durs, alors certains jouent les durs, peut-être bien qu’ils le deviennent vraiment.  Nous avons bien vu que c’étaient nos mères qui s’occupaient de la maison, mais aujourd’hui c’est différent, nous sommes des mecs modernes, alors on aide et les femmes peuvent nous dire merci. 

J’aurais voulu être un dur pour choper moi aussi, mais je ne savais pas faire. J’étais pour l’égalité et je ramenais des Tupperwares plein des week-ends chez mes parents et ma mère s’occupait de mon linge. J’ai longtemps stagné à ce niveau-là, mes colocatrices faisaient plus le ménage que moi, c’était leur faute, elles étaient plus à cheval sur le ménage que moi, etc. Jusqu’à ce beau jour, il y a une paire d’années, quand une d’elles m’a dit : 

« Les mecs, il faut vous déconstruire. »

Puis elle m’a expliqué que nous étions des dominants, que nos comportements étaient souvent déplacés voire plus, que nous profitions des femmes, que nous avions des avantages. Je l’ai trouvée passablement extrémiste. Elle était très virulente. Oui, les femmes étaient moins payées à travail égal, je trouvais ça injuste, mais bon ce n’était pas ma faute. Oui, il y avait des mecs qui violaient ou battaient leurs femmes, mais moi j’étais différent et puis ce n’était pas une majorité de mecs, et ainsi de suite. Surtout, je n’avais pas encore le bagage pour comprendre, qu’en fait, elle avait une pensée radicale [1]. Qu’elle exprimait une vérité, mais que je n’étais juste pas prêt à l’entendre.

Nous déconstruire… Je ne sais pas toi, mais moi dans un premier temps, je n’ai pas aimé, mais alors pas du tout, qu’elle utilise ce mot envers moi. J’étais parfaitement construit ! J’étais un colocataire tip top, un mec vraiment bien, j’avais des valeurs humanistes fortes alors pourquoi « déconstruire » ? C’est super violent de me dire ça ! Qu’elle aille le dire à des mecs qui harcèlent les femmes dans la rue, pour qui est-ce qu’elle se prend ? Il faudrait que je commence par casser tout ce qui me constitue. Et après ? J’y mets quoi à la place ? Elles sont sympas les meufs avec ce discours, mais une fois que l’on a détruit, que l’on a consciencieusement tout cassé, c’est quoi l’étape suivante ? Parce que bon, il va bien falloir nous reconstruire après s’être « déconstruits », mais sur quelles bases, avec quel plan ? Se déconstruire, cela fait peur, cela semble désagréable, impossible. À ce moment-là, cela ne m’a pas du tout fait envie. 

À ce moment-là, je n’avais pas du tout compris ce qu’elle voulait dire, ni à quel point elle avait raison. Je n’étais pas conscientisé [2], je ne pensais pas faire partie du problème. 

Elle avait planté des graines d’idées qui, depuis, ont fissuré bien des murs pour laisser voir ce qu’il y avait derrière. Pour que les graines d’idées grandissent, il leur faut du temps et de l’arrosage. Les miennes ont été arrosées par des émissions, des lectures, des discussions, des rencontres et une remise en question. Doucement, j’ai mis le doigt dans l’engrenage de la déconstruction. Une fois que tu commences à comprendre des phénomènes, tu n’as plus qu’une envie : aller plus loin ! Ce que tu dois entendre dans le mot déconstruction c’est : 

Me séparer des normes patriarcales que j’ai intégrées sans le savoir, pour laisser à la place à d’autres normes avec lesquelles nous pouvons être toustes plus heureux·se.

Dis comme cela, ça passe mieux ! Déconstruire ce n’est pas tout balayer pour laisser du vide. C’est à la fois se donner la possibilité de voir le monde tel qu’il est et dans la même action remodeler ses façons d’être. C’est intense et aussi un peu jouissif. En le faisant, c’est ta liberté d’être un humain complet que tu gagnes. Un mec libéré de ces normes qui nous poussent à contraindre et nous contraignent. C’est aussi un pas que tu fais pour la liberté des autres à ne pas être rabaissé·es. Ces normes patriarcales ne sont en rien un besoin pour ton bonheur ou le bon fonctionnement de la société. En les abolissant, en participant à en faire émerger de nouvelles, c’est une société plus douce et équitable que tu contribues à créer.


[1] Pensée radicale : qui vise à agir sur les causes profondes dont on veut modifier les effets.

[2] Conscientisé : savoir et avoir accepté qu’un phénomène existe, souvent social est lié à un rapport de domination.